« L’Art de perdre » de Alice Zeniter

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Un excellent roman, une saga familiale sur 3 générations, une fresque qui a le mérite d’être un véritable documentaire sur les Harkis et l’Algérie, un écrit très original qui confond des points de vue et met en exergue le problème des Harkis longtemps passé sous silence. Ils ont obtenu reconnaissance et réparation en 2017.

Une façon très originale de revenir aux sources, de retrouver ses racines tout en expliquant avec précision une période trouble de l’Algérie après 1945. Ce voyage en Algérie, en Kabylie, que Naïma redoute et appréhende, dont elle a peur, lui permet de se réconcilier avec son passé, de trouver une harmonie intérieure même si des doutes et des questionnements persistent : à la fois, attirée et apeurée par ce voyage, angoissée et enthousiaste, être d’ici de Palestro et arriver de France, rester et partir, une forme d’appropriation de ses origines, à la fois des 2 pays. Un pont lancé sur ces trois générations, nécessaire à la transmission.

Avec brio et neutralité, l’auteur sait mêler les origines, les évènements et l’intime et grâce à de fines descriptions, à une multitude de précisions jusqu’à parfois l’obsession du détail, elle montre les difficultés qu’ont rencontrées les populations algériennes en Algérie mais aussi en France, ainsi que les Harkis ou supplétifs de l’armée française : les choix à faire ou les embrigadements ; les individus emportés par un système ; les conflits ; les tiraillements ; les clans ; les jalousies ; les peurs ; les haines ; les camps, les populations parquées et traitées de parias, de noms orduriers («l’Algérie les appellera des rats, traîtres, chiens, apostats, bandits, impurs. La France ne les appellera pas, ou si peu. La France se coud la bouche en entourant de barbelés les camps d’accueil ») ; les blessures ; la déchirure ; l’ambiguïté de la vie ; la fierté, la honte ; l’acceptation, le rejet ; la transmission, l’oubli ;  la culpabilité ; la non reconnaissance de ces supplétifs ; les silences ; l’humiliation. Et la fin de ce roman se devine comme une continuité avec probablement une relation qui pourrait s’installer entre Naïma et Ifren (le neveu de Lalla) !

Une bonne construction, une belle écriture épurée et dense, un roman passionnant, comme une envolée, un film qui se déroule sans jugement ni préjugés, sans manichéisme, un livre réussi avec de nombreuses métaphores et beaucoup de délicatesse, de justesse sur les personnages et sur l’Histoire, sur cette période floue, sur cette complexité des populations vivant en Algérie avant l’indépendance en 1962, et tout ce qui a suivi, notamment l’injustice, les laissés pour compte, les déracinés.

Sur le plan sociologique dans ces trois parties on retrouve des éléments qui retracent l’évolution des mœurs, le statut de la femme et sa sexualité, ainsi que des éléments sur les habitudes de vie :

-Ali, protagoniste bien campé, a eu une première femme qui meurt en couches et 2 filles puis une deuxième femme répudiée car ne lui donne pas d’enfant et la troisième, Yema qu’il épouse très jeune et qui lui donne un  fils, tout ce qu’Ali espérait ! Yema découvre son mari le jour du mariage, donne naissance à un fils porté aux nues ; puis 9 enfants ; Ali qui dirige sa famille, devient propriétaire, riche et s’oppose à une autre famille, notion de clan, de conflit ;  de belles descriptions sur Yema et le mariage, les conflits de clans, la circoncision, la maladie d’un enfant et les croyances dans les marabouts, les croyances religieuses, les rites, l’importance du 1er fils ; l’intégration d’Ali qui n’a pas fait d’études, a peu de culture, a un travail très pénible en France.

-Hamid, le taiseux, a un coup de foudre réciproque avec Clarisse, relations sexuelles avant le mariage cachées à leurs parents ; Clarisse choisit son métier, fait ce qu’elle aime et élève ses 4 filles ; Hamid fait des études et remet en question des rites comme le ramadan ; il s’oppose à  Ali et un fossé se crée ;  Il trouve facilement un travail non pénible, régulier et utile ; très débrouillard et inventif. Ils forment un couple soudé qui discute et échange.

-Naïma travaille, elle est libre, sans enfants, avec des partenaires amoureux variés et un amant marié, pas de vie de couple. Elle fait de longues études, a une grande culture et apprécie son travail.

Un passage intéressant montrant l’orgueil : la rencontre au sein de l’Association, Akli celui qui a fait la 1ère guerre mondiale, guerre de position, et Ali qui a participé à la 2ème guerre, guerre de mouvement, et chacun disant que sa guerre était la plus importante, appropriation, fierté !

Très beau poème sur « l’art de perdre » où « il n’est pas dur de passer maître » ; perdre est toujours un enrichissement, s’y entraîner ; apprendre à hiérarchiser les pertes auxquelles on est confronté.

Ce livre qui transcrit une ambiance, une période est aussi intemporel et très d’actualité avec la question de recherche d’identité, de migrations et tous les problèmes d’adaptation que cela pose.

Un livre référent qui devrait être proposé aux élèves. Des références littéraires sur le sujet ont été proposées : Alexis Jenni avec L’art français de la guerre ; Jacques Roseau avec Le 13ème convoi et Le 113ème été ; Boualem Sansal ; le film « Indigènes » ;

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