« Le lambeau » Philippe Lançon

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Nous avons longuement hésité pour le choix de ce livre. Il nous attirait par le succès qu’il rencontrait, mais nous craignions de lire un nième témoignage sur le drame de Charlie hebdo, ou un livre suscitant la compassion, certaines refusant carrément de le lire, au motif qu’on ne voyait pas bien quel type de discussion sur une expérience très personnelle nous pourrions avoir.  Bien nous en a pris de le choisir, excellente programmation, car ce fut une séance fort animée même si lors de la réunion, nous n’étions pas très nombreuses. 

Sur un plan littéraire, indéniablement Philippe Lançon nous a toutes séduites, par un ton juste, une belle écriture, sobre et précise sur certains détails, une bonne distance vis-à-vis du lecteur, ni triste ni larmoyant, comme il ne s’apitoie pas sur son sort et ne sent pas victime, le lecteur ne s’apitoie pas sur lui, et reste captivé par le déroulement et le récit de cette retour à la vie. Nous avons été surprises par sa mise à nu, Philippe Lançon ne cache rien de ce qu’il a vécu, de la manière dont il a vécu son passage à l’hôpital entre blocs opératoires, les nombreuses tentatives de réparation. L’auteur n’anticipe pas ce que va être son avenir, il met un coup de projecteur sur le moment vécu, car la projection peut être déprimante, il attend.

Nous avons eu cependant quelques interrogations et pour commencer , comment qualifier cet ouvrage  : était-ce une série de chroniques, un témoignage, ou un roman ?

Philippe Lançon relate les quelques heures qui ont précédé la réunion à Charlie Hebdo , puis ensuite la réunion et la fusillade qui a suivi avec la sidération de se retrouver vivant , la ronde macabre marquée par la vision obsédante de la cervelle de B. Maris. Cette 1ère partie marque le tempo de l’avant et bascule sur l’après qui ne sera plus jamais perçu comme une continuité mais bien une rupture. « Les morts se tenaient presque par la main. Le pied de l’un touchait le ventre de l’autre, dont les doigts effleuraient le visage du troisième, qui penchait vers la hanche du quatrième, qui semblait regarder le plafond, et tous comme jamais et pour toujours devinrent dans cette disposition mes compagnons C’aurait pu être une figure de danse macabre, comme celle que j’allais voir de temps à autre …dans l’église de la Ferté-Loupière, ou une guirlande de personnages découpé dans du papier par un enfant, … ou encore une version inédite et noire de  « La danse de Matisse » ».

L’essentiel du texte concerne ensuite les deux mois passés à la Pitié, sur lequel nous avons passé nous aussi l’essentiel de nos échanges. Le livre se termine sur 6 mois passés aux Invalides séjour à peine évoqué, comme si la cicatrisation ayant eu lieu, l’auteur était déjà passé à autre chose qui ne nous concernait plus. Il raconte ce qu’il a vécu, son récit est à la fois très détaillé, fouillé sans filtre, (bave, sonde, greffe dans la bouche, poils du péroné,..), intime parfois mais il sait jusqu’où aller, mettre un point à la ligne quand il pense que le lecteur ne suivra plus ou pratiquer l’humour noir  pour mettre de la distance.

Car Philippe Lançon a eu une blessure particulière, libre de ses mouvements mais avec une gueule cassée (référence à Au Revoir là-haut de P. Lemaître), dont on ne sort jamais indemne. Comme l’a souligné une participante « être défiguré doit être difficile pour l’image de soi et il se comporte cependant avec une élégance extraordinaire ». A chaque intervention, il ose se regarder et réclame le miroir.

Parmi les contributions à la guérison, la littérature et la musique l’ont sans cesse accompagné, sa relation exceptionnelle avec la chirurgienne et le personnel soignant, et surtout son entourage familial (ex épouse et compagne comprises). Il a 51 ans au moment de son hospitalisation, un âge où les enfants commencent à prendre en charge les parents, et ici dans son cocon familial entre ses parents et son frère omni présent, les rôles sont inversés, il se sent protégé comme un retour à l’enfance. Dans l’équipe médicale, ce n’était pas un malade anonyme, veillé par les policiers, il a eu droit à la vite du Président.

Nous avons aussi beaucoup débattu autour de sa relation avec Chloé, chirurgienne perfectionniste, elle s’implique beaucoup dans la reconstruction du visage avec la bonne attitude du médecin face à son patient jusqu’au moment où sentant le risque de basculer et se laisser émouvoir, elle prend du recul ce qui ne manque pas de générer une réaction de frustration chez l’auteur.

D’autres interventions ont eu lieu autour de citations du livre : Houellebecq et son livre « Soumission », de Rushdie « Les ignorants et illettrés sont les censeurs les plus efficaces ceux qui liquident de sang-froid sans se poser de questions ni avoir lu, Proust et la mort de sa grand-mère les objets qu’il s’efforce de retrouver : le vélo, le carnet, le livre de jazz

Nous nous sommes également interrogé sur toutes les références littéraires dont il fait état, sachant que 17 anesthésies générales en peu de temps ont dû le mettre dans des états compliqués au réveil et durant quelques jours (d’où l’idée que ce récit peut être perçu comme un roman et qu’il a « idéalisé » cette période de reconstruction). Un autre point nous a également interpellé. Pourquoi ne cite-t-il jamais Fabrice Nicolino sauf à la fin quand il le croise aux Invalides, alors qu’ils ne sont que tous les 2 à avoir échappé de la tuerie lors dans la salle de réunion. Sans doute a –t-il choisi un axe d’écriture et de reconstitution de cette période qui lui appartient et en conclusion le lecteur en ressort changé comme lui.

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