« Farallon Islands » Abby Geni

with Aucun commentaire
Farallon Islands - broché - Abby Geni, Céline Leroy - Achat Livre ou ebook  | fnac

Depuis Sainte Colombe nous avons fait un grand voyage et atterri à Farallon Islands avec beaucoup de plaisir car ces îles nous ont fascinés et accrochés dès le début, même si elles sont complètement inhospitalières, inabordables, isolées et sauvages, et semblent être le bout du bout du monde alors qu’elles ne sont situées qu’à 44km à l’ouest de San Francisco !

          À la fois réalité et fiction car tout est tellement si exceptionnel, difficile, impensable et improbable et à la fois vraisemblable, ce premier roman se passe dans un cadre atypique et se présente comme un excellent documentaire sur la nature animale,  ainsi qu’un passionnant thriller d’exploration sur la nature humaine et  sa psychologie et une ode à la nature. Tout y est intéressant. Un réel voyage à travers les différents animaux, terrestres, marins et aviaires, et les humains. Un magnifique récit sur le passage de Miranda sur ces îles, en tant que photographe ; elle se raconte elle-même avec un vocabulaire varié, précis et poétique, accompagné d’une multitude d’informations, de longues narrations jamais ennuyeuses, ce qui donne beaucoup de force et de richesse à l’écriture qui, rythmée comme les saisons, les vagues de l’océan, est doublée d’une construction originale créant une atmosphère particulière et froide avec une ambiance ingrate et paranoïaque. Un livre déroutant, dérangeant, captivant, promettant un grand suspense dès le début, même si le prologue dévoile la fin de l’histoire (Miranda sera vivante) !

          Un huit-clos froid, hors du temps, dans une immersion totale, 6 personnages forts, atypiques dont certains vivent sur ces îles depuis  plusieurs années car biologistes :

-Miranda au parcours particulier s’est réfugiée dans la photo après la mort de sa mère, un métier qui la protège. Elle lui écrit un ensemble de lettres qui l’aident à se maintenir, une forme de thérapie qui va se poursuivre et l’aider à se reconstruire avec ce séjour sur cette île où photographies et rencontres animales et humaines la font progresser, une renaissance, une résilience. Malgré son absence de conscience de grossesse et l’assassinat inconscient d’Andrew, finalement c’est elle, non biologiste, qui va donner naissance à la vie, alors que les biologistes meurent où restent sur l’île. Après être restée une petite fille prolongée, elle va devenir une femme et donner vie. Les différents noms qui lui sont alloués sont symboliques :  Miranda  (admirable), Melissa ou Mel, (miel douceur), Souricette (porte la vie en elle).

-Mick spécialiste des baleines, devient plus jovial et généreux

-Forest spécialiste des requins, amant de Mick, devient encore plus concentré

-Galen, spécialiste des requins, répertorie et résume les faits, il sait tout sur l’île (marées, météo, animaux) ; observateur des animaux mais aussi des humains, il consigne tout sur son carnet secret, sans émotion, juste des faits, ne fait pas de différence entre ses collègues scientifiques et les créatures qu’il étudie : observation et non-interférence sont au cœur de sa mission ; il voit tout ce qui se passe et sait pour Miranda ce qui  pose la question de la responsabilité.« Un animal blessé est un spécimen à étudier, sa mort est un évènement à consigner pour le futur, la chaîne alimentaire est primordiale, l’empathie et l’affection sont hors sujet ». Il glane tout ce qui parle de la vie sur l’île, il ne fait pas de distinction entre trivial et essentiel, humain et animal, tragique et merveilleux ; la plus grande illusion des humains est de croire qu’ils sont en dehors de la nature, qu’ils ne font pas partie de la chaîne alimentaire, qu’ils ne sont pas eux-mêmes des animaux. Il écrit l’épilogue. Quelle est sa responsabilité dans l’accident de Charlène ?

-Andrew marque les oiseaux, agresseur

-Lucy bague les oiseaux, et dès le début perçoit le danger. Après la mort d’Andrew elle devient une travailleuse acharnée, mange et dort peu

-Charlène la stagiaire renfermée sur elle-même, blessée et évacuée en hélicoptère

           Le thème de la violence et de la prédation domine tout le roman. Tout est difficile, hostile et menaçant. L’arrivée sur l’île presque inaccessible, l’île et son sol acérant, le phare inhabitable, le refuge peu accueillant, la météo très dure,  les requins et leurs ailerons, les oiseaux et leurs becs, les personnalités spéciales et peu liantes, le viol et ses conséquences, les blessés et les morts. Tous ces personnages ont perdu ou perdent quelqu’un de cher. Il existe 2 catégories de personnes, les chasseurs d’œufs avec comme moteur le désir et l’avarice (Andrew) et les gardiens de la lumière (Mick, Galen) avec comme motivation la curiosité et le respect. Les chasseurs prennent tout ce qu’ils peuvent sans prendre garde aux conséquences, pour avoir, alors que les gardiens de la lumière prennent ce dont ils ont besoin, comme la lumière pour la photo. L’histoire de l’île et des chasseurs d’œufs qui ont décimé la population de guillemots, ils ont fait venir des armes sur l’île et se sont affrontés et entre-tués, empoisonnés par le guano dans les grottes, noyés parce qu’ils portaient trop d’œufs !

           On évolue aussi dans un monde d’humanité puisque Mick qui sait pour Miranda va se proposer comme père de l’enfant, puis il meurt et devient réellement père aux yeux de Miranda qui accepte, ainsi tout s’arrange pour elle. Cette construction de l’humanité donne du sens à la perte de la mère, au viol et aux différents morts. Comme Miranda, Galen aussi se dévoile en exposant sa souffrance.

           Un roman très visuel où tout baigne dans la photo, comme un véritable art, au gré des saisons, de la météo, des arrivées, des départs, des accouplements et des naissances des animaux, un hymne à la nature. Comme la biologie, la photographie est fondamentalement passive, observer, inventorier, ni toucher ni interférer ; « nous ne saurons peut être jamais ce que pense une autre personne, ne pouvant jamais entrer dans sa tête, mais la photo nous en fait nous en approcher au plus près ; quand les gens regarderont mes photos ils verront ce que j’ai vu ; ils se tiendront au même endroit que moi, entourés de cet océan ; peut-être éprouveront-ils même un peu de l’allégresse qui m’a saisie ici ; c’est ta mort qui a fait de moi une photographe de nature ; j’ai toujours voulu être artiste, j’ai du talent, besoin de prendre des photos et la nature est imprévisible ; l’appareil n’est rien de plus qu’un œil qui garde la trace de ce qu’il voit ; ta mort m’a fait ricocher sur la planète comme un caillou sur un étang, une nomade, une âme perdue ; je t’ai toi, je t’aimais, depuis ta mort je t’écris sans relâche, pas de désir de me lier, pas de relation sinon éphémère ; ça ne m’intéresse pas de vivre une aussi grande perte ; et je pars toujours plus loin et j’ai atterri ici ; l’appel des îles fut reconnaissable entre tous, magnétique, gravitationnel, comme une obligation, un ordre ; je suis tombée amoureuse des îles ; la photo est immédiate, elle n’offre pas le luxe du temps, l’artiste vient en premier, l’être humain en second, la photo est la captation neutre des évènements, la chronique du sublime comme de l’effroyable, la nécessité veut que ce travail soit effectué sans émotion, sans attache, sans amour  ; pour la première fois j’ai compris pourquoi les fantômes étaient l’antithèse de la photographie ; le mécanisme de l’appareil photo est prévu pour reproduire le fonctionnement de l’œil humain, précis et objectif, plutôt que celui de l’esprit qui est subjectif et influençable  ; chaque fois que nous nous souvenons de quelque chose nous le transformons, ainsi fonctionne le cerveau ; mes souvenirs sont comme les pièces d’une maison ; je ne peux pas m’empêcher de les modifier quand j’entre à l’intérieur, je laisse des traces, j’altère ; les photos accélèrent ce délitement, mon travail est l’ennemi de la mémoire ; les gens s’imaginent souvent que prendre des photos les aidera à se souvenir précisément de ce qui est arrivé ; en fait c’est le contraire ; j’ai appris à laisser mon appareil au placard pour les évènements importants parce que les images ont le don de remplacer mes souvenirs ; soit je garde mes impressions à l’esprit, soit j’en fais une photo, mais pas les 2 ; se souvenir c’est réécrire, photographier c’est substituer ; les seuls souvenirs fiables, j’imagine, sont ceux qui ont été oubliés ; ils sont les chambres noires de l’esprit, fermées, intactes, non corrompues ».

           Ce roman qui dévoile une foule d’infos se joue de paradoxes, parallèles, symboles et liens : les fantômes de Miranda, le poulpe, les bébés otaries, les souries, la bague de l’appareil photo, la perte de l’appareil, la rencontre avec le bébé phoque et la révélation de la photo, la gastrolithe ou pierre lisse et dense avalée par les otaries pour se lester ou aider la digestion, les migrations, les baleines à bosse possèdent le répertoire musical le plus beau et le plus complexe de tous les cétacés et s’adressent à leurs petits par une progression harmonique spécifique. Cette vie sur l’île procure à Miranda beaucoup de joie : « un monde dénué de couleur et pourtant je lui trouve la beauté d’un arc-en-ciel, avec un air iodé, le fracas des vagues, la danse des souris, le granit qui craque et s’effrite sous mes bottes ; ce lieu me nourrit, me protège, les îles me protègent quand personne d’autre ne pouvait le faire ; les contes de fées modernes ont été altérés pour donner une image d’un monde sûr et ordonné ; alors que toi tu ne changeais rien, tu montrais le monde sans fard car les êtres qui nous sont chers meurent, le danger n’est pas toujours perceptible, les méchants restent impunis, pas d’ordre, pas de sécurité, c’est ce que tu essayais de me dire ». Miranda rétablit l’ordre du monde en tuant son violeur.

Répondre