« 404 » Sabri Louatah

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Ce livre s’est révélé assez clivant pour les dix participants réunis pour notre Zoom mensuel sans oublier les deux lecteurs qui ne pouvaient nous rejoindre: six ont aimé voire beaucoup aimé, deux se sont montré mitigés, mais quatre n’ont carrément pas apprécié le livre.
Cette dystopie située en France dans un avenir très proche, entre 2022 et 2023, part du constat que dans le monde internet les vidéos « deepfake » (appelées mirages dans le livre) réalisables par tout un chacun à peu de frais ont pris le dessus sur la vérité et qu’avec un « simple » antidote fruit du croisement entre intelligence artificielle et crytographie quantique on peut revenir à la réalité objective sans possibilité aucune de copie des flux vidéo donc de contrefaçon. Ce thème s’entre mêle avec celui des Franco-algériens qui se demandent combien de générations il va falloir attendre pour qu’ils soient vraiment intégrés à la communauté française. Forcés de faire communauté contre leur gré, ils vont pousser jusqu’au bout la logique du séparatisme dont les « Français de souche » les accusent, et se retrouver au centre exact de la France dans le village imaginaire de La Brèche, en Allier, avec toutes les conséquences induites par ce « sionisme à l’algérienne ».
Les qualificatifs « brillant » et « original » ont été prononcés à plusieurs reprises. L’actualité, la matière à réflexion fournie par les thèmes du séparatisme et de l’explosion des deepfakes, l’intelligence des propos, la solidité des bases documentaires par exemple quand l’auteur décrit les dîners parisiano-parisiens d’énarques technocrates, le suspense qui court tout du long, la facilité de lecture et la fluidité de l’écriture qualifiée de « sans affects », la description des personnages, sont des aspects relevés par ceux qui ont apprécié le livre. Les dangers de manipulation par les réseaux sociaux menant à des sociétés privées du droit à l’oubli ont été largement commentés, même si cela commence à être bien connu (cf Gérald Bronner). Vérité, mensonge, mémoire, désinformation, téléréalité sont des thèmes au cœur des préoccupations des citoyens que nous sommes et que ce livre permet d’aborder par le biais du romanesque.
Beaucoup de ceux qui ont peu ou pas apprécié « 404 » ont évoqué les longueurs, le manque de rythme, surtout dans la deuxième partie – l’un d’entre nous pense que deux livres différents de 200 pages chacun auraient fait meilleur profit plutôt que l’entrecroisement des deux thèmes. Parmi les critiques formulées, citons pêle-mêle : la perte de contrôle de son objet par l’auteur, la difficulté à percevoir le ou les messages, les personnages stéréotypés, sans profondeur, auxquels ils ont eu du mal à s’identifier, l’histoire tirée par les cheveux devenant ennuyeuse ; « la sauce ne prend pas », pourtant il est souvent question de cuisine, dont on sent que c’est un thème cher à l’auteur…
Les protagonistes sont tous csp+, voire ++, y compris le personnage principal Ali même s’il se retrouve cuisinier, aucun prolétaire parmi eux. Et pourtant, rien n’y fait, lorsqu’il est question d’aller plus loin, leur origine ethnique est sans cesse rappelée même après trois générations en France. Les côtés obscurs du golden boy Kader qui a fait fortune dans les bitcoins avant de rentrer en France pour prendre sa revanche ont laissé perplexes certains. Par opposition, Mehdi, Allia ou encore son père Rachid, sans oublier la grand’mère Sarah, ont trouvé grâce auprès de plusieurs lecteurs, qu’il s’agisse des fragilités d’Allia malgré sa force apparente, de l’humanité et du bon sens de Mehdi et Rachid, ou du modèle que représente Sarah pour sa petite fille. Seul Ali fait exception, jugé en général de façon peu amène, sauf par un lecteur qui l’a trouvé le plus sensé de la bande. Comme toute dystopie qui se respecte, celle-ci est sombre, très sombre, et se termine mal (litote). La lente montée vers le cataclysme final a constitué une fracture pour les lecteurs, passionnant thriller pour les uns, superflu pour les autres. N’en disons pas plus pour ne pas gâcher l’éventuel plaisir de Pierre.
L’absence notable d’humour a été mentionnée, à une ou deux exceptions près – les syndicats de maquilleurs de plateaux appelant à la grève pour cause de deepfake, les « Alliériens » … La partie située à Vichy a été jugée « croustillante » avec l’hôtel quartier général de Pétain devenu celui des partisans de Kader. Les descriptions évocatrices d’un Allier rural ont pu donner envie de visiter cette région méconnue. Notons la pirouette finale avec la réalité du massacre contre disant l’intérêt des vidéos mirages.
Enfin, ce livre nous a donné l’occasion d’orienter notre discussion vers les aspects du communautarisme, l’héritage colonial, ainsi que la spécificité de l’Algérie par rapport aux deux autres pays du Maghreb, et à l’intérieur de cette population, le groupe des Kabyles qui se revendiquent comme Kabyles avant d’être Algériens. Dans le livre on ne parle pas de Maghrébins mais d’Arabes, d’ailleurs eux-mêmes n’emploient jamais ce terme de Maghrébin. « La France est mon pays, l’Algérie ma patrie » (ou l’inverse), les entend-on souvent dire. Ils ne montrent aucune cohésion en vérité, c’est l’extérieur qui les amène à œuvrer ensemble.

Sabri Louatah est né en 1983 à Saint Etienne dans le « sous prolétariat kabyle » comme il le dit lui-même. Collégien chez les pères maristes, il est boursier au lycée du Parc en classes préparatoires à Normale Sup’. Gageons que ses descriptions de la région du Centre, des prépas, mais aussi du monde politico-high tech parisien relèvent du vécu. Il est connu pour la tétralogie « Les sauvages » devenue une série télévisée sur Canal Plus. Il vit aux Etats Unis avec sa famille depuis plusieurs années tout en revenant souvent en France, et confesse être considéré outre Atlantique comme Blanc plutôt que comme Arabe – le problème étant déplacé là-bas entre Blancs et Noirs…

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