« Impossible » Erri de Luca

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Impossible - Erri De Luca - Babelio

Un homme chute dans un ravin en montagne : accident, assassinat, après rencontre improbable homicide par légitime défense ou camouflé en accident ? Qu’importe car ce livre ouvre la réflexion sur des questions essentielles, des réflexions pertinentes, des discussions passionnées. Ce petit livre captivant, petit par la taille mais grand par sa densité, sa richesse et son intérêt, a déséquilibré les plateaux de la balance de la justice, celui de la culpabilité a pesé plus lourd ! très explicite, la 4ème de couverture est une bonne synthèse. Un huit clos de théâtre, un roman rhétorique et philosophique où l’important est le cheminement que l’auteur nous fait parcourir à l’aide de mots choisis dans un dialogue pointu.

        La construction particulière dans l’alternance de chapitres et d’écriture engendre une structure très dynamique. La typographie du caractère d’imprimerie des interrogatoires correspond aux anciens procès verbaux faits à la machine à écrire et l’écriture manuscrite est utilisée pour les lettres entre les comparutions. Les passages d’échanges entre le magistrat et l’accusé sont intenses, de haut vol, une joute verbale magnifique, un duo, un match, un jeu de ping-pong, un duel, la sensation qu’ils sont sur le fil du rasoir et que tout peut basculer à chaque instant créant un grand suspense, une vive tension. Ce duel symbolise la dualité innée (jeunesse/vieillesse, prison/liberté, mensonge/vérité, amour/haine). Ce suspense est contrebalancé par les lettres d’amour qui donnent de la respiration, changent le rythme soutenu de l’interrogatoire, apaisent et permettent à l’accusé de prendre du recul, à garder sa liberté. Elles sont pleines d’humanité et de poésie, des explications apparaissent, l’intérêt se focalise sur les réflexions de l’accusé par ses analyses dévoilant des éléments sur sa personnalité, sa vie, sa relation avec sa compagne. Il démonte les accusations, l’hypocrisie, le côté retors du juge. L’aspect sentimental du monologue succède à  l’aspect froid, intellectuel des dialogues.

        Le parallèle entre cette joute qui se fait au sol et la montagne où l’on prend de la hauteur est récurrent :« s’il croit que je vais trébucher sur une contradiction, il se trompe de personne, car je ne peux trébucher sinon en montagne c’est la chute »; anagramme de la Vire : rive, la sensation que l’accusé est sur le bord de la rive prêt à tomber mais il se rattrape grâce à de nouveaux arguments qui démontent l’accusateur prêchant le faux pour savoir le vrai, lui non plus ne se laisse pas démonter, aussi combatifs l’un que l’autre. Le personnage de l’accusé est dévoilé au compte-gouttes, il est très tenace comme le révolutionnaire qu’il était, très intelligent, libre et plein de sagesse qui se manifeste par l’acceptation de sa vie, de son âge, de sa condition de prisonnier, il ne se laisse pas envahir par la mémoire et chaque rencontre est unique comme chaque ascension. Une ode à la montagne et à la discipline : être au bord de soi-même, se confronter à ses limites, regarder ses pieds, son amour pour la montagne, aller en montagne pour approfondir le vide et la distance, l’attirance de la montagne, un espace vide, un temps vide, grimper est un effort béni par l’inutile, sentiment de liberté.

        Ces deux personnages que tout oppose (âge, connaissance et méconnaissance de la montagne, magistrat-accusé, libre-emprisonné, thèses-hypothèses) ont des valeurs différentes et représentent deux mondes. Malgré ce jeu de chat et de souris où la sage souris a un temps d’avance, malgré ce jeu de pouvoir où le magistrat va jusqu’à épuiser son prisonnier, à travers ces parties de poker menteur, bien que l’accusé dirige et ne lâche rien, ils se respectent et tentent honnêtement de se rejoindre, de se comprendre, avec respect et estime et probablement une certaine amitié suggérée par ce repas pris ensembles où l’accusé donne un indice au magistrat, par orgueil, par oubli, par compassion, volontairement ou involontairement, la réponse reste suspendue ! D’accusation précise au début de la part du magistrat, le roman évolue et mute vers une conversation entre eux, ce qui entraîne le lecteur. Le juge non habitué à se méfier, représente la justice, alors que l’accusé-narrateur a passé sa vie politique à se méfier, à être attentif, comme en montagne, il ne fait aucune faute ! Ces deux protagonistes représentent un vieux joueur d’échec face au jeune qui ne sait pas, la possibilité d’apprendre à la nouvelle génération, de transmettre les valeurs du vieux monde au nouveau, et le juge a progressé dans ses réflexions, dans l’abord de la montagne. 

        De nombreux thèmes très puissants et fort intéressants sont suggérés, évoqués ou approfondis :

-la notion de coïncidence « la coïncidence éveille les soupçons » ou hasard ou fatalité ou intention ou préméditation ou accident, l’improbabilité que les deux se trouvent là, dans la montagne, au même moment, équivaut à « impossible »! la culpabilité, l’intime conviction, la justice qui incite à la délation, qui prêche le faux pour savoir le vrai.

-la notion de temps : en prison, en montagne ; le temps écoulé entre la trahison et la chute en montagne ; la longueur de l’interrogatoire ; l’accusé défend ses idées, n’est pas gêné par l’emprisonnement, se moque de ce qui peut lui arriver ; la liberté intérieure qui ne dépend ni des circonstances, ni d’autrui.

-un livre politique, marxiste, où la notion d’engagement est prégnante avec fraternité et fidélité dans l’engagement ; la trahison est inacceptable et surtout pas celle d’un ami ou d’un camarade de mouvement ou de parti politique ; le vol pour soi-même n’est pas la même chose que le vol pour les autres, pour le parti, le premier est condamnable, l’autre non ; liberté, égalité, fraternité : on se bat pour obtenir ou garder une liberté, une égalité mais la fraternité non car c’est un sentiment.

-humilité, respect, estime, amitié, amour le vrai pour son Ammoremio qui se maintient au-delà des disputes, des différends, des défauts ; bonheur ; la notion de causes à effets « de combien de mobiles précédents est fait ce mobile ? » ; est-ce que trahison et vengeance équilibrent le plateau de la balance ?; humiliation ; amitié sans conditions ; jalousie ; mensonge et vérité.

-la peur, préliminaire de la concentration, n’entrave pas les mouvements, elle en augmente la précision.

-en cette période de gestion de l’épidémie, cette phrase : « C’est le parfait objectif du pouvoir, arriver au plus haut degré d’incompétence et décider de tout ».

-éléments en faveur de sa culpabilité : les habitants des villages alpins règlent leurs différends à l’ancienne sans lois ni force publique ; l’un des nôtres qui trahit ; une génération qui a agi au nom du collectif ; il pourra bien se persuader que je suis coupable, mais il saura au moins à quel endroit a eu lieu la chute ; la jalousie quand il est copain avec le traître ;  la bourgeoisie lui a été utile par la suite, il a pris un avocat célèbre pour se défendre et il n’a cessé de balancer pour s’en sortir ; je ne m’attendais pas à une trahison de sa part, non pas de lui ;  l’histoire des camarades et du magistrat infiltré ;  le piment passé sur ses yeux ; le passé est muet comme un clou planté dans le bois ; la vérité, avez-vous été prêt de me la dire : non, donc il y en avait une ! Avez-vous laissé des traces ? On en laisse toujours ! Les chamois mâles résolvent leurs problèmes par des duels. 

        Des liens sont faits avec l’époque 1970 en Italie : l’accusé ne veut rien lâcher face à ce juge qui représente l’état car l’accusé a fait partie des Brigades rouges. Il déjoue les pièges que le juge lui tend car il considère l’état comme menteur, manipulateur, fourbe. Le juge dit que la génération des révolutionnaires rouges des années de plomb a perdu son combat, ils ont été vaincus, mais dans ce face à face, l’accusé se place en combattant de l’état et dans ce dernier combat c’est lui le vainqueur et le juge le vaincu. L’état a utilisé la stratégie de séparation et d’éclatement de tous les groupes de révolutionnaires, les rouges d’extrême-gauche comme les noirs d’extrême-droite.

La formation des Brigades rouges s’inscrit dans le contexte de luttes sociales de la fin des années 1960. Des grèves ouvrières secouent les usines (Pirelli et Siemens en particulier), ce qui conduit une partie du mouvement ouvrier à adopter la « propagande armée » comme méthode de lutte. Les premières actions, destruction des véhicules de contremaîtres ou séquestration de cadres, reflètent la composition sociale des groupes armés. Parmi les 1337 personnes condamnées pour appartenance aux Brigades rouges, on comptait 70 % d’ouvriers, d’employés du tertiaire ou d’étudiants. La crainte d’un coup de force de l’extrême droite en Italie, à l’image de la dictature des colonels en Grèce et de la dictature au Chili, dans un pays encore marqué par son récent passé fasciste, explique en partie pourquoi le terrorisme d’extrême gauche s’est développé en Italie plus que dans aucun autre pays d’Europe. « J’ai grandi avec l’idée qu’ils préparaient un coup d’État, comme en Grèce ou au Chili. Et qu’ils nous auraient tués. D’ailleurs, ils avaient déjà commencé », explique ainsi Sergio Segio, l’une des figures des années de plomb. De fait, entre 1969 et 1975, les attentats et les violences politiques sont surtout imputables à des groupes de droite (à 95 % de 1969 à 1973, à 85 % en 1974 et à 78 % en 1975). Devant l’échec des actions de propagande menées en milieu ouvrier, les Brigades rouges décident de concentrer leur action sur ce qu’ils appellent la « propagande armée » ou lutte armée et des actions violentes (séquestrations, blessures par balles aux jambes, assassinats) contre les « serviteurs de l’État » : policiers, magistrats, hommes politiques et journalistes. Le groupe qui compte, dès 1970, 1200 militants tuera au total 84 personnes. Leur armement provenait principalement des stocks des partisans de la seconde guerre mondiale.

          Erri de Luca : d’origine bourgeoise, il est destiné à une carrière de diplomate. Il s’y refuse, rompt avec sa famille et en 1968, embrasse le mouvement de révolte ouvrière et intègre le mouvement d’extrême gauche, Lotta Continua, qu’il dirigera. De communiste il passe à l’anarchisme. Il multiplie les métiers manuels : ouvrier spécialisé chez Fiat à Turin, manutentionnaire à l’aéroport de Catane, maçon en France et en Afrique, conducteur de camions. De son père il conserve son amour pour les livres. Il s’engage comme conducteur auprès d’une association humanitaire, convoie des camions de ravitaillement en Bosnie pendant la guerre de Yougoslavie. Bien qu’il ait commencé à écrire à l’âge de vingt ans, son premier livre ne paraît qu’en 1989 (« Une fois, un jour »). Il obtient le prix Femina en 2002 pour « Montedidio » et le Prix européen de littérature en 2013. Bien qu’il se dise athée, il lit quotidiennement la Bible et a appris l’hébreu ancien pour pouvoir lire et traduire les textes sacrés. Nombre de ses livres sont des réflexions et variations sur sa lecture exégétique de la Bible, comme « Noyau d’olive », « Les Saintes du scandale », « Au nom de la mère » ou encore « Un nuage comme tapis ».
C’est un passionné d’alpinisme, sujet sur lequel il a écrit de nombreux articles ainsi qu’un livre, « Sur les traces de Nives ». Il est également passionné d’escalade, qu’il a découvert tardivement et qu’il a pratiqué à haut niveau. En 2015, il a été victime d’un accident neurologique au cours d’une ascension, sans pour autant en garder de séquelles. Il collabore au Matino, principal journal napolitain et à d’autres périodiques La republica, il manifesto. En 2015, il est poursuivi en justice pour avoir incité au sabotage du chantier de construction de la ligne TGV Lyon-Turin. Il soutenait en effet, depuis des années, la lutte des habitants du Val de Suze contre ce projet qu’il considérait comme « une entreprise nuisible et inutile ». Condamné puis relaxé, Erri de Luca a publié entre-temps « La Parole contraire », un court essai où il développe sa réflexion sur cette bataille autour du poids d’un mot, « sabotage ». La même année, il publie « Le Plus et le Moins ».

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