« Impossible » d’Erri de Luca

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Impossible - Erri De Luca - Babelio

En avant propos de son récit, l’auteur interpelle le lecteur par cette citation

« Souvent, en écoutant tel ou tel récit, je pensais « c’est impossible, cela n’a pas pu se passer  et puis un an ou deux après, c’était devenu vrai. »

Isaac Bashevis Singer, Gimpel le naïf.

Un petit livre par le nombre de pages mais très dense par le nombre de questions abordées : la justice, l’engagement dans le monde, l’amitié, la violence, l’amour, le temps, les générations et leurs divergences de points de vue et la politique qui englobe le tout. Rien d’étonnant qu’il ait suscité un vif intérêt pour tous et une diversité d’interprétations.

Le titre lui-même, Impossible, a fait débat. Pour le juge, cette rencontre entre deux anciens amis engagés dans la Lutta continua dans un chemin de montagne ne peut être fortuite et la chute, de celui qui a autrefois trahi ses camarades, ne peut être un simple accident comme le dit l’inculpé. Celui-ci s’emploie tout au long du face à face, à mettre le juge en défaut de raisonnement. S’ensuit un passage d’armes au moyen des mots, la langue est un échange, il faut bien s’entendre sur le sens des mots pour se comprendre. Le prévenu mène ainsi l’interrogatoire « impossible qualifie un événement jusqu’au moment où il se produit », « le signe égal ne signifie pas égalité, c’est une idée politique, en mathématiques : si deux nombres sont égaux ils ne sont pas deux ». Mais « Impossible » peut également traduire le sentiment de l’inculpé qui « ne peut assumer le meurtre de son ami ». Tous les mots sont pesés comme les pas dans la montagne.

La construction de l’ouvrage et le style font également la force de l’intrigue. Les chapitres qui relatent l’interrogatoire sont écrits dans des caractères de type « frappe à la machine » et sous forme de dialogue dans un style où chacun cherche les mots qui frappent comme dans un match de tennis. Le juge utilise le verbe « demander » pour obtenir des informations qui mettent l’autre en difficultés et non « pour savoir, pour connaître ».

Aucun des personnages n’est nommé mais seulement désigné par la lettre donnant sa position : Q celui qui questionne, R celui qui répond, un rapport de domination. Les textes écrits à la femme aimée en prison sont en italiques, et respirent la sérénité dans un style fluide, poétique, avec des citations empruntées à Racine, à Dante ou à des philosophes comme Pascal. Il rompt avec la forme du récit romanesque pour emprunter celle du théâtre avec des personnages qui s’affrontent chacun avec les ressources forgées pour l’un dans les procédures d’enquête judiciaire qui lui ont été enseignées, pour l’autre dans ses expériences de luttes collectives et ses séjours de prison.

L’ironie parsème le texte ici ou là. Un exemple : à la question du juge, « quelle était votre matière la plus forte à l’école » le détenu répond « les chaussures » parce qu’il marchait 2 km pour aller à l’école.

La diversité des interprétations, une réussite de grand auteur.

L’intrigue est apparemment dénouée par le juge qui conclut dans le dernier chapitre « j’ai perdu, vous avez gagné, votre culpabilité est certaine » mais impossible de la prouver par les faits recueillis.

Pourtant l’une d’entre nous dira « il est coupable, il n’y a pas de rencontre fortuite, c’est une vengeance et le titre le dit, deux philosophies de la vie qui sont incompatibles : le droit d’un côté, de l’autre un attachement au passé, pas de réconciliations possibles ».

Un autre « il n’est pas coupable, l’homme a pris trop de risques : pas impossible ».

Pour d’autres, les dernières lignes sur l’irritation des yeux provoqués par un plat pimenté, dans la salle de restaurant, « font penser que les deux amis/ennemis ont pu se battre », d’où la chute mortelle.

Selon d’autres la culpabilité n’est pas au cœur de cette histoire  mais les questions afférentes à la justice, à l’engagement, à l’amitié, à la vie en montagne etc… Impossible n’est pas associé à coupable.

Enfin, pour la majorité, ce beau livre est un chef d’œuvre d’ambigüité qui dit l’indécidabilité de la vérité.

Nombreux sont ceux qui appuieront leur interprétation par un rappel du parcours de vie de l’auteur largement diffusé sur internet que A-G. Amiot résumait ainsi dans le compte-rendu qu’elle en faisait dans Le Monde (23.09.2020): « Le prévenu ressemble à l’auteur comme un frère. Napolitain, montagnard et surtout septuagénaire. C’est important qu’il soit septuagénaire. Cela veut dire qu’il est né au milieu du cercle dernier, qu’il avait 20 ans pendant les années de plomb italiennes et que le XXième siècle – une période qui « ne permettait pas de tourner le dos » – l’a entièrement façonné, construit, déterminé. Très vite, on comprend qu’il s’est jadis engagé dans une organisation politique d’extrême gauche. Sans doute s’agit-il de Lotta Continua, le mouvement au sein duquel Erri de Luca milita dans les années 1970. Mais peu importe, aucun nom n’apparait jamais dans le récit. »

Au moment du récit il n’est plus l’acteur révolutionnaire. Il dit préférer la figure de l’arbitre et redonne sa place à la « fraternité » dans la devise révolutionnaire qui diffère de celles de la liberté et de l’égalité.

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