« La passagère du silence » Fabienne Verdier

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Ce récit dont la construction est particulière, où tout est dit dans le premier chapitre, possède une belle écriture et raconte l’histoire personnelle et réelle d’une femme devenue célèbre, Fabienne Verdier, sur une période relativement courte de 1983 à 1992, passée en Chine. Ce livre, d’une grande richesse, impressionnant, attachant, très intéressant et fort apprécié, bourré d’évènements et d’anecdotes, soulève de nombreux aspects favorisant la discussion. La personnalité de cette femme, son érudition, sa quête et les difficultés auxquelles elle s’est confrontée, nous ont stupéfiés et marqués. Cette période biographique peut se décliner en 4 étapes, l’envie de connaître la Chine et la calligraphie, l’expérience elle-même, les voyages, Chine et Tibet, sa vie à Pékin, d’étudiante elle passe à disciple puis attaché culturel.

            Fabienne Verdier a été élevée dans un milieu culturel favorable, par un père rude, sans épanchement de sentiments, probablement utile dans ses péripéties. A 20 ans, elle entreprend un voyage dans un pays inconnu et peu sûr, pour apprivoiser la peinture chinoise et spécifiquement la calligraphie : une femme très cultivée, admirable, intelligente, motivée, tenace, déterminée, rigoureuse, volontaire, persévérante, passionnée et emportée par sa foi, ne s’apitoie pas sur son sort, fait face aux aléas, avec une démarche irresponsable et inconsciente. Lors de son initiation elle comprend que  structure, formation et apprentissage sont absolument nécessaires même si parfois ils sont hardes, incompréhensibles, insupportables et paradoxaux et que pour maîtriser la technique, s’imprégner de philosophie et de textes sacrés est nécessaire aidé par l’enseignement et le soutien de ce vieux maître. Elle mène une vie d’ascèse passant par des expériences extraordinaires, des rencontres très originales, un véritable chemin initiatique où grâce à son maître elle pourra prendre conscience de son chaos pour retrouver son centre, à la recherche de l’essence même de la philosophie et de l’art. Cette quête demande réceptivité, abnégation, relativisation des évènements, adaptabilité et disponibilité mentale pour aller vers la découverte de sa vie intérieure, vers plus de sérénité et de sagesse. Cette jeune femme, discrète dans ses sentiments, d’une grande force de caractère, surprenante, se coupe de sa famille, de son pays, accepte le viol, se retrouve embourbée dans de nombreux obstacles et difficultés, parfois près de la mort, une puissance de survie dans l’interdit, ce maître fabuleux qui la pousse dans son cheminement en lui donnant des épreuves, en exacerbant sa sensibilité pour que son ressenti soit son guide dans cet art mis au-dessus de tout. Cela a beaucoup questionné : Que fuit-elle ? Que cherche-t-elle ? Pourquoi se confronter à toutes ces horreurs ? Pourquoi perdre se que l’on connaît ? Qu’est-ce qui la pousse ?Tout quitter du jour au lendemain pour aller chercher, seule, au fin fond de la Chine communiste, les secrets oubliés de l’art antique chinois, était-ce bien raisonnable ? Cette passion très bien décrite, véritable quête spirituelle où elle repousse ses limites, comme si elle était rentrée en religion, l’emmène vers la méditation, l’expérience du vide en soi et la liberté : 10 ans pour tracer un trait, l’unique trait de pinceau ! Cela laisse songeur ! Avec l’engagement vis à vis de son maître, 10 ans, elle va se construire  après être passée par une déconstruction. Elle réinvente et développe sa propre peinture et devient un peintre reconnu et entre dans la gloire.

           « A mon retour en France, on m’a souvent demandé comment j’avais pu supporter les conditions de vie à l’université pendant six ans, pourquoi je n’étais pas repartie. Or, chaque jour, j’apprenais des drames, on me racontait des anecdotes de ces dix années noires. Je voyais des gens encore traumatisés par ce qu’ils avaient souffert ; des étudiants de mon âge transgressaient les règles du programme pour tenter de s’exprimer dans leur art. J’expliquais à mes compatriotes que, dans un tel contexte, les problèmes de douche ou de toilettes paraissaient finalement assez dérisoires. Dans cette université, au moins, je me sentais vivre et j’étais une privilégiée ; l’inconfort ou mes difficultés avec le système d’enseignement n’avaient pas le même sens qu’en France. Les étudiants comme les professeurs étaient trop attachants pour que je ne souhaite pas partager leur vie, une vie où l’histoire donne à l’existence les dimensions de la tragédie. J’avais l’impression de n’avoir connu dans mon pays que des faits divers. Il avait fallu que je vienne en Chine pour comprendre ce qu’est une tragédie. Ce qui me séparait finalement des Chinois n’était rien d’autre que le fait qu’ils avaient traversé une telle expérience historique. »        « On me demande souvent comment j’ai réussi à supporter pendant mes longues années en Chine une existence si difficile, pourquoi je ne suis pas repartie comme beaucoup d’autres. Lisez la vie des artistes, exemplaire dans tous les domaines. Ils ont connu des débuts difficiles non à cause d’une malédiction biblique qui veut enfanter dans la douleur. La qualité d’une œuvre ne tient pas au talent inné de son créateur, même si nécessaire au départ, ce qui n’est pas sûr. La différence réside dans la persévérance, la volonté acharnée de poursuivre….. mon séjour en Chine n’aurait de sens que si je me pliais à un apprentissage rigoureux et si je voulais maîtriser le trait, je devais interpréter des barres horizontales pendant des mois, emprunter la voie des grands peintres ».

           Elle décrit sans manichéisme, ni moralisation, ni jugement cette période abrupte tout en apportant au lecteur de nombreuses connaissances sur :

-le processus artistique avec initiation au trait, un rituel, acte répétitif comme la copie et son rôle ; les pierres de rêve et les sceaux ; le lien avec les peintres français ; les écoles d’art ; la calligraphie et ses origines ; les peintures chinoise et occidentale ; la peinture abstraite ; les Sutras et les Mandalas (textes sacrés qui touchent en nous quelque chose d’essentiel et sont basés sur l’importance du cercle et du point, lieu de naissance de tout ce qui est manifesté) ; rigidité et mouvement, yin et yang

-la période historique après la révolution culturelle (1966-1976) faussement appelée révolution, qui n’a rien de culturelle! Le massacre de la place Tian’anmen : entre le 15 avril 1989 et le 4 juin, un mouvement d’étudiants, d’intellectuels et d’ouvriers dénonce la corruption, demande des réformes politiques et démocratiques. La contestation s’étend dans les grandes villes avec de grandes manifestations dont celles de Pékin avec grève de la faim sur la place Tien’anmen qui aboutit à l’intervention de l’armée !

-l’aspect politique : avec tous ces exemples de vie, de difficultés, de relations, elle montre l’horreur et l’absurdité du système en place où les humains sont comme des fourmis que l’on maltraite, où l’individu ne compte pas ; Mao Zedong a développé de façon très approfondie l’étude de la situation chinoise, son niveau de développement, la situation de la lutte des classes et notamment la paysannerie, il partage le peuple en 2 catégories où les « rouges » ont tous les droits et les « noirs » (propriétaires fonciers, intellectuels, capitalistes, artistes, traîtres au parti) sont enfermés, rééduqués, sans droit. Dans cette Chine fermée, persécutée, surveillée, méfiante, dictatoriale, arrive une française venant étudier la peinture et spécifiquement la calligraphie qui est interdite et dont les maîtres bannis doivent se cacher !

-l’aspect sociologique : le comportement et la vie du peuple, des étudiants ; les peurs des peuples martyrisés ; les combats de grillons ; des liens avec les 3 religions essentielles en Chine, Confucianisme, Taoïsme, Bouddhisme 

-l’aspect géographique avec des récits de voyage d’une grande richesse ; au Sichuan et au Tibet, de belles balades et de longues randonnées où le temps est suspendu et semble perdre de sa valeur ; des descriptions de la nature, végétal et minéral ; la rencontre avec des maîtres d’obédience différente             Cela nous a permis de faire des liens avec Alexandra David Neel, Isabelle Eberhardt, (exploratrices et écrivaines), Marie Claude Pietragalla (danseuse et chorégraphe) où les exigences, le travail et la dureté sont omniprésents et continus et où le besoin et la nécessité de donner un sens à leur vie sont leur leitmotiv. Parallèle entre peinture, danse, musique, sculpture, montrant que dans celui qui agit tout est lié, du corps à l’esprit en englobant le souffle et l’intellect pour créer une unité parfaite et profonde : « je mettais les arts dans les boites et maintenant tout se mêle ». Cela aboutit à la manifestation à travers soi de quelque chose qui dépasse, qui n’est pas de l’ordre de la compréhension mais du domaine du ressenti ouvrant ainsi l’espace du cœur et de l’intuition. L’expérience de l’auteur avec son maître montre la nécessité d’un apprentissage, d’une pratique régulière comme un rituel pour faire face aux difficultés, pour évoluer et transcender

Lien vers site historique (1ère lecture de La passagère du silence)

https://lecture.helson.org/reunion6e3f.html?num=65

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