« Ce que j’ai voulu taire » Sandor Marai

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Le parcours de Sandor Marai (1900-1989) écrivain tardivement reconnu en Occident n’est pas sans rappeler celui de Zweig. Tous deux incarnent la culture brillante et cosmopolite de la Mitteleuropa emportée par la défaite de l’Empire austro-hongrois et par les totalitarismes. Issus de la bourgeoisie[u1]  ,  tous deux revendiquent un humanisme éclairé. Ils se sont exilés pour des raisons semblables, se  sentant à la fois bouleversés et menacés par les drames de l’époque et tous deux ont fini par se suicider.

Selon les notes de la traductrice « Ce que j’ai voulu taire » constitue le 3ème volet des « Confessions d’un bourgeois » et décrit la période entre l’Anscluss (mars 1938) et 1948 année de son exil définitif. Ce texte fut écrit entre 1949 et 1950 donc peu de temps après la période décrite. On peut donc dire que l’auteur avait peu de recul par rapport aux événements relatés ce qui peut expliquer une certaine effervescence qui se dégage dans ce livre. Le manuscrit annoncé par Marai était considéré comme perdu et fut retrouvé en 2000 dans les archives du Musée Petofi à Budapest.

Sandor Marai est né dans une ville Kassa devenue ensuite tchèque après les accords du Trianon puis revenue dans le giron hongrois avec les accords de Vienne ce qui lui permet d’introduire la notion de l’irredentisme. Il déclare « : »je suis hongrois, parce que je suis né hongrois, que le hongrois est ma langue maternelle et que tous mes sentiments et mon sort individuel me lient au destin du peuple hongrois ».

Tiraillé entre sa position de bourgeois, perçu comme privilégié et plutôt conservateur et sa propre vision, celle d’intellectuel engagé et ouvert, Sandor Marai donne sa version, et ne se revendique nullement historien. Profondément hostile à la barbarie nazie et au totalitarisme, il se dévoile intimement avec ses interrogations, voire ses contradictions.

Avant d’être écrivain il était journaliste et a écrit dans la presse hongroise.« j’étais ridicule quand …je croyais que les quelques lignes que j’écrivais chaque jour, je le faisais pour la nation. En réalité j’écrivais seulement pour une poignée de connaisseurs en matière de littérature, et puis pour dix à quinze mille lecteurs issus de la bourgeoisie ».

Dans « Ce que j’ai voulu taire » il nous livre son analyse politique de la Hongrie, pays qui en l’espace de dix ans a commencé à servir l’Allemagne nazie. « Bien sûr nous n’étions ni impartiaux ni neutres et en fin de compte, tout se passait comme l’exigeaient les cercles officiels pro-allemands : ils ont d’abord donné le blé, les matières grasses, le fer puis, plus tard, les forçats juifs et l’armée hongroise aux Allemands et finalement, ils ont jeté le pays tout entier dans la gueule du monstre allemand. » avant de basculer après la défaite dans le bolchévisme.

 Il rappelle au passage quelques moments clés de l’Histoire de la Hongrie, un petit pays à forte identité nationale : occupation turque pendant 150 ans, suivie de 400 ans de domination Habsbourg,

Il explique aussi l’origine de cette Hongrie entièrement liée au peuplement Magyar et à cette langue exceptionnelle en Europe. Il revient sur la société féodale, avec une classe nobiliaire qui détient les terres, une faible industrialisation et une bourgeoisie très conservatrice « La classe intellectuelle hongroise de cette époque-là était réellement « réactionnaire » au sens où elle ne voulait rien entendre de la démocratie véritable, où elle niait les droits fondamentaux de l’individu au profit des privilèges dus à l’origine ou à la classe …. »

« Moi, écrivain bourgeois, j’ai toujours senti que quelque chose n’était pas arrivé à maturation, ne s’était pas mis en place, que la société hongroise ne pouvait ni déployer ses véritables forces ni montrer ses véritables valeurs morales et ses capacités à cause du fait que, dans ce pays, ne vivaient pas seulement des hommes libres mais également un million et demi d’hommes asservis »  et plus loin : »tant que le serf restera serf […] moi, le bourgeois, je ne serai pas tout à fait libre. »

Il rappelle fort justement que l’Europe centrale et orientale a été et est encore une mosaïque de peuples, de langues, de cultures, de traditions, et qu’il lui semble nécessaire de prendre en considérations toutes ces composantes.

Sont évoqués aussi la haine des juifs, comme la haine des bourgeois. « Dans les années suivant l’Anschluss, les divers gouvernements hongrois obéissant en cela aux ordres de plus en plus stricts des Allemands mais suivant aussi les penchants sincères de leur cœur, ont continué leur politique de persécutions des Juifs de façon de plus en plus ouverte et violente et, en même temps et aussi paradoxal que cela paraisse, ils se sont évertué à sauver la communauté juive ». Pour expliquer cette apparente contradiction il souligne la « douce nonchalance » des Hongrois[u2]  qui par le passé se  sont mélangés avec les slaves, souabes et juifs.

Il se sentait plus intellectuel que bourgeois appartenant à la classe dominante. En s’appuyant sur l’Histoire de la Révolution française, il démontre tout l’intérêt des « intellectuels bourgeois » pour faire avancer un pays, promouvoir des idées de liberté.

Márai a également quelques réflexions intéressantes et visionnaires sur l’Europe et le pouvoir d’attraction de l’Ouest avec le rapprochement de la France et de l’Allemagne. « Si un jour en Europe occidentale, on concevait de plus grands territoires à l’intérieur de mêmes frontières et avec une monnaie commune, cela seul suffirait pour rendre virtuelles les frontières entre les États, et les peuples danubiens ne pourraient résister à l’attraction d’un tel modèle« .

 « J’ai voulu me taire. Parfois ce n’est pas la réponse la moins dangereuse. Rien n’irrite autant l’autorité qu’un silence qui la nie ». Une phrase qui résonne tout particulièrement en ces temps agités.

Est-ce pour justifier la passivité de l’intelligentsia hongroise dont il fit partie qu’il s’exprime ainsi et qu’il a voulu rédiger ce 3ème volet  ?

Sandor Marai est aussi l’auteur d’un livre très connu « Les braises » que nous avions lu et commenté il y a quelques années au 1er Cercle de lecture de Clamart et qui n’avait pas fait l’unanimité. https://lecture.helson.org/reunion0903.html?num=55

Un grand écrivain à lire impérativement.


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