Le désert des tartares » Dino Buzzati

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A l’époque du portable et des drones on aurait pu penser que ce texte, écrit en 1940, aurait vieilli mais en fait il reste intemporel et universel. Ce livre d’ambiance a été fort apprécié unanimement et le plaisir de lecture est lié notamment à une très belle écriture simple, de brillantes descriptions d’une nature inhospitalière et froide, de l’emprise du désert, avec une imagination puissante, concrète et dépaysante ainsi que de foisonnants détails.

          Bien que ce désert soit imaginaire et ce fort improbable, malgré sa pauvreté d’évènements et le manque d’émotion et d’empathie avec le personnage principal, Drogo, une âme humaine en peine confrontée à ses démons, à son combat intérieur, l’auteur a su créer une atmosphère particulière, développer le suspense malgré le peu d’intrigue et donner de l’intensité et de la profondeur à ce récit linéaire, se déroulant dans « une sinistre splendeur du lieu ». Finalement deux personnages clé : Drogo et le fort, fait de redoutes, entouré de désert et de montagnes !

          Pris au premier degré ce livre dénonce l’absurdité et la folie de l’armée et de la guerre, comme un remède à l’ennui, le besoin de se confronter à l’ennemi et de mourir en héros (même le tailleur souhaite une vie héroïque), mais ce conte est aussi une allégorie philosophique, bourré de symboles, un roman existentiel dénonçant l’absurdité de l’existence. A travers la pauvreté intellectuelle du protagoniste (pas de lecture, ni journaux, ni radio), la pauvreté relationnelle (pas de famille, ni amis vrais), la pauvreté d’action (il ne se passe rien dans ce fort que des routines, des gestes mécaniques, des surveillances inutiles), l’auteur dénonce l’aspect pessimiste et inutile de la vie (à quoi sert Drogo ? À quoi sert ce fort ? À quoi sert la vie ? Où est ce désert ? Où se trouve le Fort Bastiani ? Est-ce notre carapace ?), et il met en parallèle l’attente et l’espoir, une attente éprouvante, prégnante de l’arrivée de l’ennemi, de ce qui pourrait se passer. Tous ces éléments, très présents et fréquents, déterminent la notion de choix et de ce qu’il impose comme réaction ou renoncement « une force inconnue s’opposait à son retour et cette force jaillissait de son propre esprit sans qu’il s’en aperçut ».

          Les notions de silence et de solitude démarrent dès le début et sont récurrents tout au long de cette œuvre. Enfant il était seul et cette solitude enfouie dans son subconscient va déterminer ses choix qui finalement n’en sont pas. Et dans cette solitude, le silence assourdissant ! Drogo est toujours seul, seul au réveil, la marche seul dans la campagne, le ploc de la goutte de la citerne, il se sent seul face à l’univers des montagnes, face aux autres officiers (ce fut le grand silence face à l’arrivée au fort ; il avait souvent été seul, encore enfant, perdu dans la campagne et d’autres fois en ville, la nuit, dans les rues), seul dans sa chambre tous l’avaient oublié, personne dans le fort ne pensait à lui, ni dans le monde, même quand il revient en ville il se confronte à sa solitude, tout le monde s’est habitué à son absence !

          L’essence même du livre se trouve dans le passage où la vie va être un cadeau, tout est sourires, victoire puis tout s’écroule et même si les gens tombent à côté de vous, vous avancez malgré tout grâce aux habitudes et parce que vous manquez de force ou de conviction pour s’en échapper et quand Drogo s’aperçoit qu’il ne manque plus à quelqu’un c’est l’immense solitude et la dégringolade vers la mort.

          La notion d’insatisfaction et d’illusion chez Drogo qui cherche un sens à sa vie et espère que la guerre va arriver pour devenir un héros est couplée avec la notion de temps qui s’écoule, inexorablement, accompagnée de narrations superbes des saisons, des jours, des années et de la nature. Drogo est esclave de cette attente de changement et de ses habitudes qui ponctuent sa journée, mais cela donne du sens à sa vie : pour qu’on se souvienne de lui ? Pour ne pas mourir ? Où est la liberté ? Drogo confondant réalité et illusion, rêve d’être un héros. Le thème du rêve et de la projection sont notés dès la première page, comme si la vie se vivait dans le futur et non dans le moment présent, ce qui enferme le personnage et le rend prisonnier de lui-même et de ses projections. Tous ces pièges dans lesquels il s’enferme sont aussi des formes de mollesse, de lâcheté, de peur du changement et de la mort, un remarquable cliché de la vie, son inutilité, sa vacuité, sa routine : la nature humaine ! Des descriptions fabuleuses et ironiques du colonel, ses tergiversations sur rester ou partir pour Drogo (manipulation) et sur le choix du mot de passe : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué !

          Ce livre qui renvoie à la notion de choix et de mirages, à notre propre frontière à découvrir, à nos propres limites, aux pièges du rituel qui crée des habitudes mais protège, dénonce aussi l’incompétence et l’inutilité de l’armée, des militaires et des administrations.

          Pour certains d’entre nous, des personnages sont fouillés et pour d’autres, non, Drogo est mal cerné.            

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