« Les abeilles grises » Andreï Kourkov

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Livre surprise qui nous a toutes enchanté
Avis unanime sur ce récit d’actualité paru en 2015 après l’annexion de la Crimée

Le monde n’est tout blanc ni tout noir, le titre illustre parfaitement ce récit, Serguei est apiculteur dans cette fameuse zone grise coincée entre les deux armées. Il habite seul dans ce village déserté, plus loin un de ses frères ennemis dont on ignore l’objet de leurs conflits .
Sergueï part au printemps dans sa vieille guimbarde faire voyager ses abeilles pour butiner dans les prés . Roman drôle, tendre, l’auteur tout en ancrant ses personnages dans le contexte conflictuel du pays s’attache à décrire avec légèreté des sentiments universels d’amitiés, de solidarité, d’amour de la vie qui continue coûte que coûte.

On imagine être à ses côtés presque indifférent à ce qui se passe autour, les tracasseries administratives, la ruche lui sert de laisser passer. 


On en retiendra citées par nous toutes, les passages les plus drôles : des chaussures, du gouverneur couché sur les ruches pour faire disparaître ses maux, les check point avec les ruches qui lui servent de laisser passer, la grenade, la robe de sa femme, l’échange de plaques des noms de rue…

« Tel avait été le premier printemps de la guerre. On en était maintenant à son troisième hiver déjà. Ça faisait presque trois ans que Pachka et lui maintenaient la vie dans le village. On ne pouvait tout de même pas laisser le village sans vie. Si tout le monde partait, personne ne reviendrait. Alors qu’ainsi, on était forcé de revenir. »

« Vous vivez bien, se força-t-il à dire. Chez nous, ça fait trois ans qu’on n’a plus de courant.
– Quoi, on vous l’a toujours pas rétabli ? s’exclama la vieille dame en levant les mains au ciel – des mains minuscules.
– Non, confirma Sergueïtch avec un soupir. Ils ont dit que ça n’en valait pas la peine. On n’est plus que deux là-bas. Et en plus, on vit dans des rues différentes. Si au moins nous revenait une dizaine d’habitants…
– Mais vous êtes à deux pas des canons ! Nous, on est à huit bons kilomètres des Russes et à cinq à peu près des Ukrainiens. Autant dire au mitan.
« 

 « Quand on vit longtemps dans un endroit, on a toujours plus de famille en terre qu’en bonne santé à côté de soi. »

« Les poètes sont des gens inoffensifs. Pas comme les politiciens ! »

« Une vie tranquille à l’abri du besoin. Savourant l’été le bourdonnement des abeilles, et l’hiver le calme et le silence, la blancheur des champs couverts de neige et l’immobilité du ciel gris. Il aurait pu ainsi le reste de sa vie, mais le sort en avait décidé autrement. »

« Mais si la guerre devait se prolonger, il abandonnerait le village aux soins de Pachka et emmènerait ses abeilles-les six ruches- là où il n’y avait pas de guerre. Là où les champs n’étaient pas creusés de trous d’obus mais semés de fleurs sauvages ou de sarrasin, où l’on pouvait marcher aisément et sans peur dans la forêt, dans les prés et sur les chemins de traverse, un lieu habité où, même si les gens ne souriaient pas au premier venu ,leur nombre et leur insouciance faisaient paraître la vie plus douce. »

 « Le silence ici, bien sûr, était particulier. Les sons auxquels on était habitué au point de ne plus y prêter attention en faisaient aussi partie. Comme par exemple l’écho des tirs d’artillerie au loin. Tenez, d’ailleurs – Sergueïtch se força à tendre l’oreille – quelque part à droite, à une quinzaine de kilomètres, ça pilonnait, et là-bas à gauche également, aurait-on dit, à moins que ce ne fût l’écho. »

« Autrefois, le silence pour Sergueïtch était le même que pour les autres. Le bourdonnement d’un avion dans le ciel ou le chant d’un grillon s’introduisant la nuit par le vasistas en faisait facilement partie. Tous les bruits discrets, qui ne suscitent pas d’agacement ni ne font se retourner, deviennent au bout du compte des éléments du silence. Il en était ainsi autrefois du silence de la paix. Il en était devenu ainsi du silence de la guerre, où le fracas des armes avait évincé les bruits de la nature, mais à force de lassitude, était devenu coutumier, s’était comme glissé lui aussi sous les ailes du silence, avait cessé d’attirer l’attention sur lui. »

« Sergueïtch retrouva, remisée dans un coin, la bouteille entamée qui lui avait été si néfaste. Il en renifla le contenu. Odeur d’alcool bien sûr. Mais il y a alcool et alcool. L’un vous allonge dans votre lit, l’autre dans une boîte en bois. »

« – Un chaussurier répète Petro. Ça existe, un mot pareil ?
– Il y a bien des cendriers , non ? Des sucriers, répondit l’apiculteur. Pourquoi il n’y aurait pas de chaussuriers ? »

« Quand l’obus était tombé sur l’église « de Lénine » – tout le monde l’appelait ainsi, parce qu’elle se dressait au bout de la rue du même nom -, l’édifice, en bois, avait brulé. Sergueïtch s’y était rendu le lendemain matin, et dans l’appentis en pierre éventré par l’explosion, il avait découvert deux caisses remplies de cierges. Il les avait rapportées chez lui – d’abord l’une, puis l’autre. Ainsi le bien était-il retourné au bien, comme il est écrit dans la Bible. Durant combien d’années avait-il offert sa récolte de cire au prêtre de l’église? Pour fabriquer des cierges justement. Il avait donné et donné, puis avait reçu ce présent du Seigneur. Pile au bon moment: l’électricité venait d’être coupée. Dans les temps difficiles, c’est aussi une sainte cause que d’éclairer la vie des hommes« 

« ll se dit que les humains pourraient apprendre des abeilles. Les abeilles, grâce à leur discipline et leur travail, avaient construit le communisme dans les ruches. Les fourmis, elles, étaient parvenues à un vrai socialisme naturel. N’ayant rien à produire, elles avaient juste appris à maintenir l’ordre et l’égalité. Mais les humains ? »

 « Quelle société subsistait-il aujourd’hui au Donetsk ? Et si elle existait encore, elle n’était plus régionale, mais « républicaine», et par conséquent il n’en faisait plus partie. Et si cette partie de la région qui était restée en Ukraine avait choisi Marioupol pour capitale, peut-être qu’une nouvelle société d’apiculture y avait établi son siège. Seulement lui n’était ni dans la « république » ni dans le pays. Il était dans une zone grise, et les zones grises n’ont pas de capitale. »

«  Ainsi, Seigueï Sergueïtch, vous avez quitté le Donbass pour venir chez nous. Racontez-nous pourquoi. »
L’apiculteur parut pris au dépourvu.
Il se tourna à demi vers la remorque et la désigna de la main.
« Eh bien, les abeilles, vous comprenez… Chez nous, ça bombarde, je vis en zone grise… D’un coté les Ukrainiens, de l’autre, les Russes…
-Stop, stop ! intervint l’un des jeunes gens campés à côté. Non, ça n’ira pas ! Répétez la même chose, mais sans « les Russes ». Où avez-vous pêché des Russes chez vous ? »

« Vos Tatars, là, on va les expulser, déclara la vendeuse,…..On va sûrement les forcer à retourner dans leurs ouzbekistans. Ils auraient mieux fait d’y rester bien tranquilles plutôt que de revenir ici…
– Mais c’est leur terre, objecta timidement Sergueïtch.
– Leur terre ? C’est la meilleure ! s’indigna la femme benoîtement. Elle est russe et chrétienne, et ça depuis la nuit des temps ! Bien avant les Tatars, les Russes ont apporté de Turquie le christianisme ici. À Chersonèse. Il n’y avait alors aucun musulman. Ce sont les Turcs qui plus tard les ont envoyés en même temps que l’islam. Poutine, quand il est venu, a raconté lui-même tout ça : ici, on est en sainte terre russe.
– Bon, moi, je ne connais pas l’histoire. Les choses peuvent s’être passées de mille façons.
– Les choses se sont passées comme Poutine l’a dit, insista la vendeuse. Poutine ne me ment pas. »

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