« L’ami arménien » Andreï Makine

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Pas de bémol, Makine n’a fait aucune faute et les appréciations furent dithyrambiques ! Un livre intense, dense, profond, plein de délicatesse, touchant et bien tricoté! La sensation d’être présent avec eux dans ces descriptions de rapports humains dans cette communauté arménienne!

        Avec une très belle écriture ciselée, épurée, propre, poétique, avec la justesse des mots, l’auteur, amoureux de la langue française, captive le lecteur et nous fait découvrir un monde tout en couleur malgré la simplicité des personnages et malgré la sobriété et la tristesse des lieux. Ce livre efficace car raconté à travers le regard innocent d’un adolescent, se déguste car Makine a l’art de dévoiler, par petites touches, des petits récits circonstanciés donnant du poids à tous ces mystères qui sont présents et perdurent jusqu’à la fin : qui sont vraiment les deux  protagonistes et d’où viennent-ils, le secret de Chamiram, Ronine ayant perdu un bras, la maladie de Vardan, les habitants du Bout du diable, le talus et les cabanes avec l’espionnage des ados, la prison, le génocide arménien ?

        Cette œuvre, à la fois romancée et possiblement avec une partie autobiographique, met en scène deux adolescents entre 13 et 15 ans, dans un village reculé de Sibérie et cette rencontre va modifier la destinée du Russe et structurer sa vie. L’auteur, avec beaucoup de retenue, de pudeur, d’humanité, de véracité qui décuplent la beauté, révèle les deux éléments essentiels du roman , l’amitié entre deux adolescents et le génocide arménien.

        Cet âge de l’adolescence est en général difficile, car période de fragilité, âge charnière, quitter l’enfance pour devenir adulte, le complexe du homard. Et ici, cette période est triplement difficile pour ces deux protagonistes déracinés (âge, maladie, dangers). L’auteur par petites scénettes montre comment cet adolescent, sans nom, venant et vivant à l’orphelinat, avec des idées toutes faites, des préjugés, pourrait basculer dans la délinquance, la violence, le vol, la prison, la solitude, la prostitution et grâce à la fréquentation de Vardan qui l’intrigue et l’attire, qui le fait réfléchir et se questionner, va quitter son enfance. Alors il commence à découvrir d’autres facettes de lui-même, des aspects intérieurs, profonds, sensibles : « nous nous résignons à ne pas chercher cet autre que nous sommes et cela nous tue bien avant la mort, je sentis en moi, simultanément, la mort de celui que j’avais été et la gestation de celui qui allait naître, un futur homme se réveillait et l’enfant rêveur lui cède la place, il avait appris ce qui pouvait persister d’essentiel et de sublime au-delà de nos enveloppes charnelles ».  Vardan fait passer des messages à son ami et à travers cette relation l’auteur développe l’aspect de la transformation, de la connaissance de soi, du grandissement, étape où l’adolescent devient adulte.

        La relation entre ces deux jeunes que tout oppose, est magnifiée avec des contrastes et des symboles. Leur manque d’identité les rapproche : un Russe sans nom, sans famille, d’origine inconnue, découvre Vardan (enfant né d’un viol entre un Azéri et une arménienne) et sa famille dans ce village particulier d’exilés, des gens qui ne possèdent rien ou si peu, comme lui. L’auteur découvre chez Vardan la notion de famille, une mère aimante, lui, l’orphelin. Une relation d’amitié vraie, avec entraide, fraternité, volonté, solidarité, fidélité, s’installe et à la fois ils se complètent, se soutiennent et s’élèvent.

        La maturité exceptionnelle de Vardan, probablement liée à sa souffrance dans cette maladie, est révélée dès la première phrase du livre : « Il m’a appris à être celui que je n’étais pas » et ressurgit régulièrement avec son attitude face à la maladie, au temps qui passe, au comportement vis à vis des habitants (la prostituée, les agresseurs, le tunnel creusé – pour le Russe un jeu, chercher un trésor, pour Vardan un but, un tunnel pour rejoindre la prison). Vardan le renvoie régulièrement à cette notion, soit rêver ou posséder !

        Une leçon d’humanité : des personnages atypiques, particuliers et intéressants, tous cabossés, respectueux les uns des autres, paupérisés financièrement mais riches dans le cœur, avec une certaine sagesse et maturité, Makine donne espoir en l’humanité car même si l’Homme peut basculer dans la violence, il a quelque chose en lui de positif (quand Vardan se fait agresser, son ami lui porte une attention particulière).

        Makine souligne leurs difficultés rencontrées au quotidien, les agressions, la maladie et la mort et l’enfer de ceux qui attendent, en parallèle avec la douceur et la tendresse chez Chamiram, la sérénité de vie de ces habitants dans ce Bout du diable, l’amour charnel et l’ivresse de la passion amoureuse (Gulizar et son mari, Ronine et Chamiram). Une similitude entre la prison et extérieur avec le vol des oies, l’œuf, le tunnel, symbolisant la liberté et son importance.

        Avec tous ces éléments Makine dénonce en filigrane et dévoile au compte-gouttes le génocide arménien, non reconnu par le gouvernement turc, et ses conséquences. Il dénonce une forme d’anéantissement d’une culture, d’un passé par ces belles pages descriptives de la décoration intérieure très sobre avec des objets simples mais dont il faut se déposséder pour survivre. Il donne à réfléchir sur l’humanisme d’aujourd’hui avec une réflexion existentielle sur ce monde, avec les problèmes de migrations, d’exilés, d’accueil, de rejet. L’aspect passage politique et responsabilité : « En marchant sur les lieux des temps disparus, je me demandais ce qu’il y avait d’exotique dans la vie de Vardan et dans la mienne, en ces années de l’empire communiste finissant. Une grande ville sibérienne, un quartier miséreux d’où l’on sortait rarement et, derrière le rempart, ces fenêtres quadrillées d’épais barreaux, l’antichambre des camps. Cette existence ne pouvait que paraître monstrueusement exiguë aux humains d’aujourd’hui, fiers de leur citoyenneté mondiale et ne jurant que par la culture-monde ». Un hymne à la mémoire et au peuple arménien qui a subi un génocide en 1915. La description de ce Bout du diable où vit la petite tribu venant du Caucase, proche des prisonniers pour les soutenir, est bien montrée avec les échanges verbaux, de nourriture, d’écoute. Pas d’apitoiement sur le génocide arménien et le sort de ceux qui restent, Makine traite le sujet en quelques lignes et toute émotion inutile est tenue à distance, le pire est inscrit entre les lignes et les non-dits. En soulignant la notion d’émigration, thème d’actualité, il montre comment et quel besoin ont les émigrés de recréer un espace de vie à eux, lieu intime, et comment le malheur et la déchéance humaine renvoie à notre responsabilité, où sont fraternité et partage ? Le rejet des autres plusieurs fois dévoilé contrebalance la solidarité dans cette communauté.

        Il fait état de ce problème de maladie arménienne qui existe bien, maladie génétique auto-inflammatoire découverte en 1945 et d’abord appelée maladie périodique et de nos jours, fièvre méditerranéenne familiale. Elle est surtout répandue chez les sujets originaires du pourtour méditerranéen, plus particulièrement chez les juifs séfarades, les turcs et les arméniens.

        L’alphabet arménien a été créé en 405 sur les terres du Caucase, alphabet bicaméral contenant majuscules et minuscules, langue indo-européenne inspirée de alphabet grec, premier écrit de la Bible. Le mont Ararat, icône du royaume arménien appartient à la Turquie.

        Sylvain Tesson invité de Bock-côté : « le malheur arménien est tenu dans l’ombre par la guerre en Ukraine qui lui fait un écran de fumée ; c’est un conflit différent des autres car quand je suis arrivé en Arménie en 1994, j’ai trouvé que l’Arménie est très européenne par ses paysages, ses tableaux, ses églises, j’avais l’impression d’être en Europe après avoir traversé les autres pays autour ; c’est un petit royaume chrétien au milieu des Europes musulmanes, 1er royaume chrétien avec plus de démocratie grâce à l’ancienneté, et donc cela nous oblige, engage à les défendre »

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