« La carte postale » Anne Berest

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La carte postale par Anne Berest

Deux éléments clefs déclenchent la quête d’Anne, l’écrivaine, sur ses origines et son identité : sa fille Clara qui, à l’école, entend cette phrase « nous on n’aime pas les Juifs » et la carte postale reçue par sa mère, 10 ans plus tôt, en 2003.

           Cette recherche autobiographique et intimiste où réalité et fiction se mêlent, va transporter Anne en 1919 en Russie où vivaient ses arrières-grands-parents et à partir de là, elle emmène le lecteur sur un siècle, à travers différents pays, en passant par la Lettonie (avril 1919 la Lettonie vient d’acquérir son indépendance et les juifs peuvent s’y installer sans être soumis aux lois sur le commerce, voir livre de Sofi Oksanen « Quand les colombes disparurent »), puis la Palestine et enfin la France, terre d’accueil. Une alternance entre une fuite perpétuelle, un exil et des moments de bonheur notamment en France et surtout « aux Forges » où la notion de famille est bien rendue avec présence et importance des odeurs, des couleurs, des tissus, de la nourriture, des fêtes religieuses, de l’éducation, de l’enseignement, de la musique, amitié et entraide ! Puis à nouveau la peur et l’extermination !

           Même si de nombreux livres ont décrit toutes ces atrocités, même si quelques personnes ont trouvé ce livre un peu long et trop détaillé, en général, il a été fort apprécié. Ce roman intelligent, riche, dense, vivant et passionnant, excellemment bien fait et bien construit, un vrai roman social, est bouleversant, un véritable témoignage. Une force et une prouesse d’écriture, car sans jamais être lourde ni longue, l’auteure retrace avec beaucoup d’émotion l’histoire d’une famille juivesur quatre générations, en insistant sur les moments clefs avec une foule de détails précis, parfois dérangeants mais jamais inutiles ni ennuyeux et ceci à travers un siècle d’évènements. Ce roman devient un documentaire qui se double d’une enquête intéressante qui le soutient et le renforce, un véritable hommage aux morts, au passé et à la puissance des femmes. Trois parties comme le camp de Pithiviers, Auschwitz et le retour des camps, sont remarquables de force et de précision.

           Cette enquête minutieuse, la recherche de l’auteur de la carte postale, (la réception de la carte le 6 janvier 2003, rédigée au stylo bille noir, carte anonyme envoyée de la poste du Louvre, où quatre prénoms sont inscrits, sorte de convocation familiale, Anne a 24 ans, puis elle oublie cette carte qui va revenir sur le tapis alors qu’elle est enceinte et prête à accoucher), donne beaucoup de puissance à ce roman et cette intrigue aiguise la curiosité et permet de ne pas tomber dans le pathos et de rendre toutes ces souffrances, ces horreurs, ces atrocités, ces abominations supportables! Tout y est raconté sur l’évolution de l’Histoire sur un siècle et sur l’histoire de cette famille plutôt aisée, éduquée, instruite et soudée. Une foule de détails bien agencés, tous les évènements y sont bien développés, en démarrant de la fuite russe, en passant par le fait d’être apatride, l’antisémitisme, la montée du nazisme, la guerre, le régime de Vichy, la vie dans les camps, la résistance, les dénonciations, le retour, l’hôtel Lutétia, la reconstruction ou non, l’après-guerre. Ce livre développe parfaitement la chronologie de cette histoire et montre bien l’enchaînement des évènements et dénonce le processus et l’horreur dans laquelle cette famille, comme d’autres, est tombée.

           De façon récurrente, l’auteure pose la question de « qu’est-ce qu’être Juif », qu’est ce que la judaïcité, ? Est-ce être un enfant de survivant, transmettre l’histoire, la tradition, la religion ? Quelle responsabilité ? Cette famille est juive par tradition, par culture, par la naissance, non pratiquante, elle célèbre peu de fêtes juives. Ephraïm est non religieux, membre du PS révolutionnaire en Russie, provocateur et ne respecte pas le jour du Kippour, ingénieur russe qui veut aider son peuple russe. Anne n’a pas été élevée dans la tradition juive, ses parents sont des combattants socialistes, non croyants et non pratiquants : Anne : « je suis juive mais je ne me sentais pas autorisée à le dire, comme si j’avais intériorisée les peurs de ma grand-mère, une partie en moi est goy, une partie juive, se sent coupée en deux », les 2 faces d’une même pièce, questionnement bien exposé au cours d’un repas avec George.

           Cette œuvre pose la question de la persécution et de l’errance des Juifs, peuple élu, pourquoi ont-ils servi de bouc émissaire ? Pourquoi et depuis combien de temps ? les causes de la Shoah indépendamment du délire racial d’Hitler, de l’antisémitisme, du danger qu’ils représentaient. Un véritable génocide, six millions de Juifs et d’autres personnes furent tués lors de la guerre et dans des conditions absolument atroces et pour cela il a fallu l’adhésion d’un grand nombre de gens, ce qui est bien rendu dans ce roman.

           Les recherches des deux protagonistes, Lélia et Anne, personnages très attachants, créent un suspense. Leurs liens, la puissance de leur relation, leurs besoins vitaux d’éclaircir, les souffrances de Lélia avec ses crises, confondant passé et présent, leurs questionnements sont bien développés. Elles symbolisent la transmission comme dans le judaïsme où la transmission se fait par la mère. Myriam et Lélia, celles qui ont survécu, sont enfermées dans le mutisme, le secret (symbole de la carte postale enfermée dans une boite) et la culpabilité.

           Pour Anne, la psycho-généalogie est un comme un refrain, thème répétitif, insistant et questionnant avec l’importance et les traces de la mémoire cellulaire, comme les concordances de dates, les prénoms et les coïncidences. Les évènements qui ne sont pas nettoyés se reproduisent, «  j’ai l’impression qu’une mémoire nous pousse vers des lieux connus de nos ancêtres » : l’antisémitisme récurrent ; les interdits ; 13 juillet 1933 arrestation de Noémie et Jacques et 13 juillet Anne accouche ; Anne naît le 15 septembre comme Vicente, père de Lélia ; 13 juillet 1933 bonheur parfait avec remise des diplômes, 13 juillet 1942 arrestation de Noémie et Jacques ; la sensation d’être poussé par une force invisible ; les fantômes du passé ; Anne, sans savoir que Noémie et Myriam avait étudié au lycée Fénelon, sent qu’il faut qu’elle étudie dans ce lycée ; dibbouks sont les esprits troublés qui entrent dans les corps des gens pour vivre à travers eux des histoires aussi puissantes qu’invisibles et retrouver ainsi la sensation d’être vivants ; Jodorovsky : « dans l’arbre généalogique existent des endroits traumatisés, non digérés qui ressortiront dans les générations futures car ce qui n’est pas résolu sera répété plus tard » .

           Des chapitres magnifiques, comme le chapitre 4, la lettre d’Anne à Georges suivie de toutes les réminiscences d’Anne dans son enfance ; les échanges de mails entre Claire et Anne , les deux sœurs ; la fin avec la phrase finale « il ne faut pas que je les oublie, sinon il n’y aura plus personne pour se souvenir qu’ils ont existé ».

           A travers cette histoire l’auteure souligne de nombreux thèmes universels et contemporains comme l’immigration, la fuite pour persécution (Iran, Afghanistan), l’importance de la famille, les liens familiaux avec aides et soutiens. Elle dévoile la drogue et ses méfaits à travers Vicente, la vie de ses parents et grands-parents, leur liberté et leur courage, la culpabilité des Juifs rescapés, la répétition des évènements, l’insupportabilité d’être apatride, la difficulté pour Ephraïm d’acquérir la nationalité française, véritable parcours du combattant et aussi son adaptabilité.

           D’autres thèmes suggérés comme : la jalousie des non juifs face à la réussite des sœurs, Myriam maîtrise six langues ; les prémonitions de Nacham ; la naïveté et l’incompréhension de ce qui se trame ; la mégalomanie d’Hitler ; faire des juifs une catégorie à part ; la population neutre ou dénonciatrice ou résistante ; la notion de transmission et son influence avec Nacham arrivé aux Forges qui transmet à Jacques la culture de la terre, l’éduque en développant son besoin de comprendre ; la répétition de l’histoire ; le communautarisme.

           Un élément qui nous a interpellés : les morts dans les camps sont notés comme non-rentrés, puis disparus, puis morts sur le sol français avant d’être reconnus morts en déportation en 1966. Heureusement Primo Levi, Klarsfeld, Claude Lanzmann et d’autres ont fait un travail immense ainsi que la commission Mattéoli en 1997 pour évaluer l’ampleur des spoliations. Et le film « nuit et brouillard » retiré de la compétition à Cannes pour ne pas gêner la réconciliation franco-allemande.

De nombreuses références sont nommées : les écrivains, les artistes, l’intelligentsia, une ode à l’écriture, Leon Blum ; les vitrines vandalisées ; Céline et son pamphlet, Bagatelles ; passage de la Bible ; Irène Nemirovsky a écrit « David Golder en 1929 », peinture sans concession du monde de l’argent ; des liens faits avec notre époque. Ce livre a obtenu le prix Renaudot des lycéens en 2021.            

Je pensais que c’était Lélia qui avait écrit cette carte postale pour obliger Anne à faire ses propres recherches. Lélia ne pouvait pas, engluée dans ses souffrances, elle connait l’importance et les impacts que peuvent laisser les chocs physiques ou psychologiques, ainsi que les non-dits et les secrets.

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