« La liseuse » Paul Fournel

with Aucun commentaire
https://images.lanouvellerepublique.fr/image/upload/t_1020w/58c30bc2479a4558008b4b71.jpg

Le choix des livres en médiathèque est parfois surprenant : attirée par l’auteur dont j’avais apprécié « Poils de cairote », l’épigraphe : « Il y a une foule de livres qu’il faut avoir lus,  que tout le monde a lus, que je n’ai pas lus, estimant sans doute qu’ils avaient été assez lus sans qu’ils aient besoin que je les lise ; pendant ce temps je lisais d’autres livres »  et le titre.

 Un titre qui laisserait penser qu’on a affaire à la version féminine du « Liseur » de Schlink. Raté. Si le liseur désigne une personne qui lit beaucoup, la liseuse est soit la petite lampe permettant un petit éclairage, soit le support de lecture d’un texte électronique. C’est de ce dernier sens dont parle l’auteur mais si on pense lire une analyse détaillée de ce nouveau support, raté encore. Enfin pas tout à fait, certes, la liseuse est au centre des préoccupations du narrateur, mais elle est aussi un prétexte pour aborder le champ plus large de l’édition, de son évolution, de sa main mise par les gestionnaires financiers, appelés pour mettre au pas les doux rêveurs que sont censés être les défricheurs de talents littéraires.

Au fil du roman, le narrateur prénommé Robert, éditeur depuis de longues années a vendu sa maison d’éditions et il maîtrise de moins en moins le cours des évènements. Son nouveau patron décide de l’appeler Gaston (en référence à Lagaffe ?) et  lui envoie la toute nouvelle stagiaire chargée de lui apprendre les rudiments de la liseuse.

Après quelques passages cocasses sur le mode d’emploi de la liseuse, «penser à ne pas corner la page», «penser à ne pas balancer le livre contre le mur, même s’il est très mauvais», «penser à garder un vrai bouquin en douce dans un tiroir avec une bougie en cas de panne» –, « j’ai décidé de sortir ma liseuse en ville, je veux lui faire affronter la vie. Elle commence par rater en beauté le test de la poche : elle est trop grande pour la poche de côté de ma veste pas assez souple pour être forcée dans la poche taillée en biais de l’imperméable »,

«Regardez, le texte s’ouvre.

– Et j’avance comment?

– On tourne les pages dans le coin d’en bas avec le doigt.

– Comme un bouquin?

– Oui, c’est le côté ringard du truc. Une concession pour les vieux. Quand on se souviendra plus des livres, on se demandera bien pourquoi on avance comme ça. Autant défiler vertical. Scroller. Ce serait plus logique.

– C’est Kerouac qui va être content »,

 le roman explore de nouveaux horizons envisageables grâce aux nouvelles technologies et à la créativité des stagiaires que le narrateur attire à lui pour créer «  Au coin du bois » dans le dos du nouveau patron.

Conseils aux jeunes « Tu t’inquiètes de ne pas savoir reconnaître la littérature dans les manuscrits que tu lis. Tu as peur de ne pas avoir assez de culture, peur de ne pas connaître tous les grands textes, les grands mouvements , peur de passer à côté de l’essentiel, de rater la perle rare. Toutes ces peurs sont inévitables et t’accompagneront toute ta vie. … bien sûr, amis ensuite la presse, les libraires, .. les lecteurs décident. Et ils ne sont pas d’accord, ils changent d’avis et la littérature ne cesse de modifier son champ et ses formes. Des auteurs que l’on croyait disparus reviennent, certains que l’on croyait installés pour toujours disparaissent

Ce qui doit te rassurer, c’est que tu n’es pas la gardienne de la littérature. Les auteurs eux-mêmes n’en sont pas les gardiens. La littérature n’est pas un a priori qu’on met dans le texte, elle est une œuvre collective a posteriori extrêmement complexe. L’auteur y met du sien, l’éditeur pose sa marque bien sûr, mais ensuite la presse, les libraires, .. les lecteurs décident. Et ils ne sont pas d’accord, ils changent d’avis et la littérature ne cesse de modifier son champ et ses formes. Des auteurs que l’on croyait disparus reviennent, certains que l’on croyait installés pour toujours disparaissent. Reste un noyau dur sur lequel tout le monde est d’accord mais que tout le monde n’aime pas. ….

Mais que peut on faire pour limiter le risque de se tromper ? Lire , bien sûr, Tout, tout le temps. Et puis aimer très fort. Si tu aimes très fort le texte que tu publies, il a déjà fait un pas vers sa première éternité. »

Rien de nostalgique, enfin pas de tristesse affichée même si on la sent sous jacente,

 » J’en veux à ce métier (d’éditeur) de m’avoir tant et tant empêché de lire l’essentiel, de lire des auteurs bâtis, des textes solidement fondés, au profit d’ébauches, de projets, de perspectives, de choses en devenir. Au profit de l’informe. Au nom d’un futur que je ne verrai pas, et qui, sans doute, clamera que je me suis trompé dans mes choix, trompé sur les textes, trompé sur les femmes et les hommes. C’est le rôle du futur. »»

beaucoup d’autodérision, d’humour propre aux oulipiens.

Car Paul Fournel en est un membre éminent. Ce texte est une démonstration de la technique littéraire cette fois, en mode sextine, figure stylistique qui m’était méconnue.

Une sextine est un poème de six strophes de six vers chacune, (ici 6 chapitres) suivie d’une strophe finale de trois vers. Le poème suit un schéma de rimes complexe, dans lequel les six mots qui terminent chaque vers de la première strophe sont répétés dans un ordre spécifique dans les cinq strophes suivantes. Ici les mots finaux sont «lue, crème, éditeur, faute, moi, soir » que l’on retrouve dans un ordre différent à la fin de chaque chapitre.  Ces termes ont été choisis vraisemblablement sciemment par l’auteur, on peut trouver un lien avec la trame du livre, d’autant qu’à cette contrainte s’en ajoute une autre : les vers sont mesurés, si les premières strophes comptent 7500 signes, elles s’amenuisent pour finir à 2500 signes ce qui est concordant avec le mot soir qui sonne la fin de l’activité du narrateur.

« Lorsque j’aurai terminé la lecture du dernier mot de la dernière phrase du dernier livre, je tournerai la dernière page et je déciderai seul si la vie devant moi vaut encore la peine d’être lue ».

Répondre